Walter Kurtz était à pied by Emmanuel Brault

Auteur:Emmanuel Brault [Brault, Emmanuel]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00

Les journées passaient au rythme de leurs gestes appris comme autant de rites étranges. Ce que j’avais aperçu dans le potager se répétait à l’infini : pour la moindre activité, tout était codifié, appris, répété. Ils s’apparentaient davantage à des animaux intelligents qu’à des êtres humains. Je rendais régulièrement visite à Gary et Grigor, qui étaient des Roues comme les autres, à la différence près qu’ils ne roulaient pas. Nous partirions dans deux semaines. Je me mettais à espérer que tout irait bien maintenant. Pourtant, Sarah n’avait pas changé d’avis. Elle était ensorcelée par leurs gestes et par leurs mots, aussi rares qu’un trésor. Je la voyais jouer et rire avec eux. Elle regardait ce jeune homme silencieux d’un air tendre, le soir avant de le quitter. Elle avait, pour moi, les mêmes yeux impatients, agacés.

— Pourquoi m’en veux-tu ainsi, Sarah ?

— Je ne t’en veux pas.

Elle était ailleurs, me répondant distraitement, pensant probablement à lui.

— Nous partons dans deux semaines.

— Je ne veux pas partir.

Nous nous croisions et nous nous disputions, nos relations étaient houleuses. Elle avait cette colère en elle, qui ne datait pas d’hier. Elle m’échappait, cette terre me la prenait, imperceptiblement, elle se mettait entre nous. Quelle était la formule magique pour rompre le sort ?

— Cette région a ses charmes, me dit Grigor. Vivre parmi eux au grand air, n’est pas un mauvais choix.

— Elle a treize ans !

Sarah se transformait en un monstre froid et arrogant. Je l’apercevais à la communion le soir avec ses amis. Ils s’asseyaient contre le mur et riaient, faisant peu de cas de la cérémonie. À côté d’eux, d’autres gens passaient leurs journées à ne rien faire, profitant du silence et de la pénombre. Méditaient-ils ?

— Tu aimais rouler avant.

— Je n’avais rien connu d’autre.

La terre grasse, épaisse pénétrait dans notre demeure, poussée par le vent, jusqu’au moindre interstice, malgré tous mes efforts pour la repousser. Mon cauchemar prenait forme, je ne pouvais plus en sortir, il était réalité, et ma vie s’envolait dans les vapeurs grises de ce ciel.

— Je vais me marier, Dany, m’annonça-t-elle.

Cette terre maudite avait envahi Sarah, elle était entrée dans ses narines, avait poussé dans ses oreilles et grignoté son cerveau. J’avais affaire à une inconnue.

— Tu es devenue folle.

— Non, Dany, je n’ai jamais été aussi bien de ma vie. Je fais mes choix, sans dépendre de papa ou de toi.

— Je ne peux pas te laisser faire cela.

— Tu vas m’attacher ? Ou me battre ?

— Ne dis pas de bêtises.

— Une bonne baffe peut-être…

— Sarah, pourquoi es-tu en colère ?

Elle baissa les yeux et joua en passant son doigt sur la flamme de la bougie située devant elle.

— Je ne sais pas.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Terre.

— Drôle de nom.

— Ils ont tous des noms d’éléments naturels. Ils s’appellent Eau, Vent, Feu. Ce n’est pas important, ils ne les utilisent pas.

— Il s’agit du garçon aux cheveux crépus que j’ai vu avec toi ?

— Oui. Je n’ai jamais connu ça Dany. Je ferais n’importe quoi pour être avec lui.

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